vendredi 2 novembre 2012

Souvenirs impériaux: Budapester & Theresianer

L'empire austro-hongrois, qui jusqu'à la fin de la première guerre mondiale s'étendait sur l'essentiel de l'Europe centrale et orientale ainsi que les Balkans, se développa autour de deux capitales, Vienne et Budapest, chacune apportant ses spécificités culturelles dans tous les domaines, y compris celui de la botterie.

La Budapester a un bout droit vertical
Cependant, là où les bottiers viennois adoptèrent un style assez conventionnel, où se mélangent influences italienne et anglaise, leurs homologues hongrois adoptèrent un style beaucoup plus original et reconnaissable au premier coup d'oeil autant par sa forme que son aspect, plutôt massif et épais : le style dit de Budapest ou, en allemand, Budapester.

Ce type de chaussure est, invariablement, un derby, le plus souvent mais pas toujours à cinq oeillets, et dont les garants et languette remontent assez haut sur le cou de pied. Mais sa spécificité ne s'arrête pas là.


En effet, sa caractéristique la plus visible est qu'elle comporte, contrairement aux chaussures d'autres provenances dont l'avant s'affine progressivement, un bout carré dans l'axe vertical, qui prend de ce fait un aspect un peu "péniche."

Elle présente ainsi un avant massif, très inhabituel, et qui a l'avantage de laisser beaucoup de place aux orteils. Les avis sont très partagés quant à son esthétique; en fait, on aime ou on déteste, et il n'y a pas de voie moyenne.

Large médaillon
Magnifique paire de Budapester
Autre particularité, les perforations décoratives, beaucoup plus étendues que celles des chaussures anglaises, débordent sur les parties verticales du bout, dont elles soulignent ainsi le côté massif. Et ce côté massif se manifeste aussi au niveau de la semelle, qui est plus souvent triple que simple, ce qui laisse supposer que les rues de Budapest, au 19ème siècle, ne devaient pas être trop accueillantes pour les piétons.

Cette supposition est également étayée par le type de construction utilisée: généralement, le cousu goiser, avec sa variante, le cousu norvégien, le simple cousu trépointe n'étant sans doute pas jugé suffisamment solide. Ceci explique pourquoi ces chaussures arborent souvent des coutures extravagantes entre tige et semelle, allant même jusqu'à être doublées et tressées - encore une singularité du style hongrois.

Malgré ses trois oeillets, au lieu des cinq plus habituels, ce modèle est sans doute le plus représentatif du style Budapester, dont il reprend tous les attributs: derby bout vertical, double semelle, broguage débordant, trépointe tressée et construction cousu goiser.


Ce coté massif, cependant, ne veut pas dire que ces chaussures sont disgracieuses; au contraire, elles gardent une harmonie générale qui n'en est que plus remarquable, ainsi que l'on peut le constater sur nos photos.

La Theresianer, l'autre hongroise

Une Theresianer à bout surélevé arrondi
Le style Budapester n'est pas le seul à avoir été élaboré par les bottiers hongrois. Il existe en effet une variante, appelée Theresianer, qui en reprend les principaux attributs, mais qui comporte toujours une couture ou une séparation marquée entre le bout et la claque. Il s'agit donc d'un half-brogue.

La Theresianer présente un bout remontant un peu plus haut sur la claque, et sur lequel est le plus souvent tracé un médaillon perforé très large, presque disproportionné. L'angle de l'extrémité avant est adouci par rapport au Budapester, et il en paraît plus harmonieux tout en ménageant le même large volume pour les orteils. (Comme toujours, les définitions divergent, et certains considèrent qu'une véritable Theresianer ne comporte pas de bout fleuri.)

Cette chaussure, bien qu'il s'agisse toujours d'un derby, paraît moins massive que la Budapester, et donc mieux adaptée aux environnements plus élégants. La photo ci-dessus montre un derby Theresianer produit il y a quelques années par Laslo Vass, et actuellement en vente sur un site allemand, Classic Shoes for Men. On remarquera son bout arrondi, la taille assez large du médaillon et l'étendue des décorations, l'épaisseur de la semelle ainsi que, à peine visible, la couture goiser.

"Maître bottier" est une appellation très contrôlée

Il est intéressant d'observer que la botterie connaît une renaissance en Hongrie depuis la chute du régime communiste, après avoir disparu pendant deux générations sous le talon de la botte soviétique. Il est d'ailleurs surprenant de voir que dans ce pays de taille moyenne il se trouve suffisamment d'acheteurs de chaussures sur mesure pour soutenir la dizaine de bottiers ayant une présence commerciale sur Internet, sans compter les nombreux autres qui n'ont pas de présence Internet et qui exercent en province.

Un derby Budapester de Buday Shoes
D'évidence, les hongrois prennent la chaussure très au sérieux, et pour protéger leurs traditions et leur savoir-faire ils ont élaboré un parcours très spécifique pour ceux qui prétendent au diplôme et au titre de "maître bottier."

Marcell Mrsán, "master shoemaker", le décrit ainsi: Il faut d'abord avoir appris à fabriquer des chaussures dans une école professionnelle, et en sortir diplômé après quatre ans. On fait alors un apprentissage d'au moins cinq ans dans un atelier, où on apprend aussi à réparer les chaussures et où l'on parfait ses connaissances.

Le processus qui aboutit au diplôme et à l'appellation de "maître bottier" (cipész mester) comporte plusieurs étapes: on doit d'abord démontrer ses connaissances et son expérience dans nombre de domaines divers, dont la pédagogie et des notions de gestion. La partie technique consiste à réaliser une chaussure que l'on a dessiné et produite entièrement; le candidat peut choisir le modèle et la construction, mais l'essentiel est de la réaliser de manière impeccable. Ensuite, il doit fabriquer la deuxième chaussure de la paire en atelier, sous les yeux de l'examinateur, en moins de huit heures. Tous les composants doivent être réalisés sur place, et les examinateurs sont très sévères: résultat, le taux de réussite est de l'ordre de 20%.

En Hongrie, aucun détail n'est négligé, même pas les semelles
Il est utile de préciser que, en Hongrie, le titre de "maître bottier" (que Mrsàn traduit en anglais par master shoemaker en anglais) est certifié, et ne peut être attribué que par des établissements accrédités par une organisation officielle de certification, ce qui permet de distinguer cette appellation des ses pâles imitations, comme les "maître en botterie" (master in shoemaking) ou "bottier maître" (shoemaking master) qui sont des appellations commerciales qui n'ont aucune connotation de valeur.

A titre de comparaison, la formation dispensée en France ne prévoit, selon la  Fédération Française de la Cordonnerie et Multiservice qu'un Certificat d'Aptitude Professionnelle de Cordonnier Multiservice ou de Cordonnier-Bottier après deux ans de formation. Viennent ensuite le Brevet Technique des Métiers de Cordonnier (2 ans, équivalent au bac professionnel), puis enfin le Brevet de Maîtrise (530 heures de formation).

On reste loin des 9 ans de formation demandés à un cipész mester hongrois.

La Hongrie, deuxième (ou première?) patrie de la chaussure de qualité?


3 commentaires:

  1. Tout fraichement rentré de Budapest, je confirme que l'artisanat du soulier se porte bien; Les chaussures sont de belle facture, les pointures ne sont pas toutes disponibles (45)et le tarif est déroutant; mes préjugés sur la main d'œuvre qualifiée moins chère qu'en Europe de l'ouest se sont effondrés. Il faut tout de même compter près de 400 euros chez VASS.

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  2. Oui, ne serait-ce qu'à voir le travail des semelles, on a déjà une impression plutôt favorable.
    Ce tarif, c'est pour des chaussures sur mesure, ou simplement cousues main, et en avez-vous achetées?

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  3. Chez VASS, c'et le tarif prêt à porter. Un autre chausseur, ATTILA de mémoire, fait de très belles chaussures classiques hongroises pur jus et certains modèles en poulains. Des brogues bicolores également sont superbes. les prix sont autours de 370 euros. la vendeuse qui n'a que peu de tailles disponibles propose d'abord les tailles en stock, quand bien même on a en main le modèle de ses rêves indisponible en 45. Pour acheter il faut simplement qu'elle prenne les mesures et compter 6 semaines de délai, frais d'expédition en sus. HAris Kos semble être la rue dédiée à la chaussure (Doucals aussi entre autres), une des rues perpendiculaires de la très commerçante et internationale Vaci utca. metro Ferenciek tere. ATTILA se trouve sur Vaci en remontant vers Gerbeau. Bon shopping.

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