dimanche 29 juillet 2012

Quand un ghillie brogue n'en est pas un

Nous avons déploré, dans un récent post, la propension de certaines marques de corrompre ou détourner des modèles traditionnels dans le seul but de renouveler leur gamme de produits. Ceci n'est ni propre aux chaussures, ni récent, mais reste néanmoins profondément agaçant. Cette "réinterprétation" moderne de modèles classiques est, en fait, révélatrice du degré zéro de la créativité.

Les deux exemples que nous avions cités, photos à l'appui, pour illustrer les dérives de cette pratique émanaient l'un d'une marque inconnue, et l'autre d'une marque dont la réputation n'est pas fondée sur le respect des traditions. Déplorable, avions-nous pensé, mais s'agissant de marques de second (ou troisième) plan, les dégâts seraient limités.

Hélas, cette pratique gagne même les marques plus établies, comme on peut le constater à la vue du modèle Pitlochry de chez Cheaney. Il est présenté par la marque comme un ghillie brogue, mais n'en respecte pas les codes, et il associe de surcroît du cuir marron clair à du tissu tartan.

Cheaney est une marque ancienne, qui après avoir été rachetée par Church, lui-même racheté par le groupe de mode italien Prada, a été récemment reprise par deux cousins de la famille Church. Les nouveaux propriétaires se sont engagés à maintenir la production de chaussures de grande qualité, et assurent leurs clients qu'il achètent chez eux le meilleur de ce que les artisans anglais peuvent produire. 

On peut cependant se demander quel artisan anglais qui se respecte accepterait d'associer son nom à ce modèle, tant il s'écarte des canons traditionnels auxquels la marque se réfère pourtant.

Photo (c) Joseph Cheaney & Sons Ltd.

En premier lieu, le ghillie brogue est aujourd'hui devenu une chaussure très habillée, que les écossais portent principalement avec un kilt et un spencer à la place du smoking. En fabriquer en cuir marron est un premier non-sens, seul le noir étant acceptable pour une tenue de soirée. Il est en de même pour la double semelle, qui s'accommode mal des activités de soirée, telle la danse, qui demandent au contraire une chaussure légère et souple.

De surcroît, la caractéristique principale du ghillie brogue est de ne pas avoir de languette sous les lacets, à l'origine afin de faciliter l'évacuation de l'eau lorsqu'on marchait dans les marécages. En monter une sur ce modèle est un troisième non-sens, car il enlève au ghillie brogue son identité.

Mais la principale erreur est cette idée farfelue d'utiliser du tissu tartan.

Le tartan est, en Ecosse et en Irlande, une marque d'identité familiale qui signale l'appartenance à un clan ou sous-clan précis. Pour un écossais, mettre du tartan sur des chaussures équivaudrait, pour un français, à y mettre son blason familial.

Utiliser un tartan de cette façon est de surcroît une erreur de marketing. Soit il s'agit d'un tartan fantaisiste, et alors c'est un contre-sens d'utiliser un signe d'identité familial qui ne distingue aucune famille; soit c'est un vrai tartan, et alors il ne sera porté ni par le clan auquel il appartient (sacrilège!), ni par les autres, afin d'éviter un incident diplomatique. Echec commercial sur toute la ligne, donc.

Des créateurs en mal d'inspiration ont déjà utilisé du tweed pour donner un semblant de modernité à leurs créations, et il est même possible de trouver des vestes dans le même tissu (oh, so chic!) que ses chaussures.

Mais, de grâce, que les créateurs de mode créent, et qu'ils laissent tranquilles les traditions.  Et s'ils ne peuvent pas faire l'un sans l'autre, qu'ils changent de métier. Tous les véritables amateurs de chaussures leur en seront reconnaissants.


P.S. : A la réflexion, cette chaussure a finalement réussi sa mission, car elle a été présentée dans le magazine masculin GQ, et maintenant ce blog. En faisant ainsi parler de Cheaney et de ses produits, elle a atteint son objectif.


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