vendredi 19 octobre 2012

Que dirait Jeeves N° 3: Marron ou noir?

Ainsi que nous l'avons expliqué dans un précédent billet, nous avons emprunté pour ce blog l'expertise vestimentaire reconnue de Jeeves, majordome hors pair rendu célèbre dans le monde anglophone par la plume de génie de P.G. Wodehouse, et qui devait souvent contrer les initiatives vestimentaires un peu farfelues de son jeune patron, le sympathique, richissime mais assez simplet Bertie Wooster. Dans cet épisode, Jeeves pontifie sur la couleur correcte des chaussures.


Bien qu'il existe d'innombrables nuances sur le marché, le choix fondamental en matière de chaussures pour homme reste celui entre marron et noir. Comment ce choix est-il encadré par les conventions vestimentaires, passées et présentes?

Comme souvent, cela dépend de l'endroit où l'on se trouve. Plus on remonte vers le nord, par exemple en Grande Bretagne, plus la fracture entre noir et marron est marquée: le noir est généralement réservé à la ville, tandis que le marron ne se porte qu'à la campagne, ou pendant le week-end.

Le brown se porte bien in town
La fameuse règle du "no brown in town" (pas de marron en ville) exprimait cette séparation quasi-absolue au début du 20ème siècle, mais même dans les milieux les plus conservateurs on commence à admettre des écarts, et des chaussures autres que noires peuvent maintenant être portées avec un costume foncé, à moins de travailler dans la plus calviniste des banques suisses.

En Europe centrale, une autre règle régissait la couleur des chaussures: avant 18 heures, on pouvait porter du marron, mais l'après 18 heures était exclusivement réservé aux chaussures noires.

Cette prédominance du noir s'explique facilement: à une époque où l'on s'habillait pour dîner ou pour sortir, et ce essentiellement en noir, il était évidemment impossible de porter des chaussures d'une autre couleur.

A contrario, la gamme des couleurs admises a toujours été plus large dans les pays chauds, par exemple en Italie ou en Espagne, où l'on trouve volontiers une large palette de variantes de marron pour les chaussures pour homme.



Le noir n'égaie pas une tenue
L'explication est climatique: au soleil, on porte volontiers des couleurs plus marquées, auxquelles on assortit volontiers des chaussures aux nuances plus variées.

L'assouplissement des conventions vestimentaires aboutit également à admettre aujourd'hui des associations que l'on aurait proscrit hier: si l'on n'est pas président d'une banque, on peut désormais porter des chaussures marron - parfois même en daim - avec des costumes gris, ou des chaussures cognac avec du gris foncé ou, si l'on est anglaise, parfois même du bleu. Avec une observation générale: plus il fait beau, plus ces associations de couleurs peuvent être marquées.

Et, comme en matière d'habillement masculin le vent dominant souffle toujours de Londres, on peut considérer que ces combinaisons sont également admises chez nous. Cependant, les français ne bénéficiant pas de la tolérance que leur excentricité procure aux anglais, nos conseillons néanmoins une certaine réserve en la matière.

Il y a également une autre raison pour laquelle la chaussure marron est graduellement sortie de l'étroit créneau où l'on avait voulu l'enfermer: cette couleur est à la fois plus belle plus chaude et plus expressive que le noir - ce n'est pas sans raison que l'on associe ce dernier au deuil et à l'austérité.

A gauche, un choix réussi, à droite un raté: tout est fonction de nuances, de contrastes et de motifs, plutôt que des seules couleurs.




Le marron, au contraire, offre une gamme très étendue de nuances, et surtout fait ressortir les détails des lignes et des motifs des chaussures que le noir tend à faire disparaître dans une masse sombre que l'on devine vaguement en bas d'une silhouette. De plus, des chaussures plus claires allègent une tenue qui, portée avec des chaussures noires, serait par trop sévère, pour ne pas dire funéraire. Les chaussures cognac dans la photo ci-dessus à gauche donnent une toute autre allure à un costume bleu marine qui, autrement, aurait pu être assez déprimant de sérieux.

C'est pour ces raisons que le marron est en train de gagner sa lente bataille contre le noir, aidé en cela par le relâchement des repères vestimentaires sur lesquels le noir avait bâti sa domination.

Presque tout est permis, maintenant, mais toujours à condition que le résultat final soit harmonieux. Même si l'on n'est pas anglais, on peut oser des chaussures cognac ou marron avec un costume bleu marine, ou gris anthracite. L'offre en matière de chaussures s'étant élargie grâce à la renaissance de la chaussure anglaise, on pourra plus facilement assortir diverses nuances de marron à des tenues qui, hier, auraient exigé sans exception possible des souliers noirs.

En fait, il faut se souvenir que Jeeves sévissait dans l'entre deux guerres, il y a trois générations, et s'il est indispensable de connaître les règles, c'est pour mieux les transgresser.

Mais à bon escient. Une bonne règle est de porter des chaussures noires là où la chemise blanche est exigée; dès que vous pouvez porter une autre chemise, vous pouvez également porter d'autres chaussures que noires.

Il y a évidemment des pièges à éviter. Par exemple, des chaussures claires portées sur un pantalon clair donnent un teint un peu maladif à l'ensemble, ainsi que le montre la photo ci-contre. Assortir, c'est bien, mais là, il aurait fallu jouer le contraste, en portant une bottine de cuir foncé plutôt que ce desert boot vaguement gris.

Cela étant, gardez à l'esprit que le but d'une tenue vestimentaire est de se sentir bien, de positiver, et que les conventions ne doivent servir que de guide, mais au sens touristique du terme, et non pas à celui d'ayatollah des conventions. Tout ira bien si l'on évite les quelques pièges décrits plus haut.

En définitive,  même si Jeeves aurait sans doute regardé d'un oeil réprobateur le port de chaussures autres que noires avec des costumes gris ou bleus, on peut s'écarter des règles pour n'obéir qu'à son propre goût -- mais en sachant qu'il faudra ensuite l'assumer pleinement, et avec panache.


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