lundi 15 octobre 2012

Piqûre de rappel n° 2:
Blake, Goodyear, norvégien, veldtschoen, goiser....

Nous avons vu, dans la première partie de cette chronique, les principales techniques de construction utilisées pour les chaussures d'homme. Ci-dessous, nous verrons d'autres techniques moins connues, mais aux résultats et à l'esthétique épatants.


Le cousu norvégien poursuit les mêmes objectifs, solidité et imperméabilité, que le veldtschoen, mais y parvient par une autre voie. On revient ici à deux coutures mais elles sont, en fait, perpendiculaires: l'une, horizontale, attache la tige à la doublure et à la semelle intérieure, tandis que l'autre, verticale, attache la tige, qui est repliée vers l'extérieur, à la trépointe et la semelle, qu'elle soit simple ou double. Ces deux coutures restent visibles.

cousu norvégien sans trépointe
C'est à ce stade que l'on s'aperçoit que des noms très différents décrivent, en fait, des réalités très similaires.

Marcell Mrsán, célèbre bottier hongrois de l'atelier Koronya à Budapest, réalise un cousu norvégien sans trépointe (ci-contre), alors qu'en France on considère généralement que le cousu norvégien est synonyme de "storm welted", et qu'il comporte au contraire une trépointe qui assure l'étanchéité de l'ensemble.

En fait, il semblerait que les français se trompent: dans le reste du monde, la construction "storm-welted" comporte une trépointe dont une extrémité est divisée en deux, en "Y" couché: une partie est relevée et appuyée, sans couture, à la tige, tandis que l'autre est cousue à la semelle interne par une couture invisible de l'extérieur. La "jambe" du "Y", quant à elle, est appuyée et cousue au dessus de la semelle par une traditionnelle couture "Goodyear".



En fait, et pour simplifier, on peut donc dire que le "storm welt" a une trépointe relevée avec une seule couture apparente, tandis que le "norvégien" (voir photo ci-dessous à droite d'un modèle Paraboot Chambord) en a deux, distinctes et bien visibles, et généralement avec une trépointe.

Généralement, mais pas toujours.

Jan-Erik Melkersson, un bottier du nord de la Suède que nous avons interrogé, nous apprend que, dans les pays nordiques, le "cousu norvégien" peut, ou non, comporter une trépointe, sa caractéristique déterminante étant la double couture apparente et non cette trépointe.

Deux coutures bien visibles
Chaque pays a sa vérité, en somme, ce qui introduit une joyeuse confusion lorsqu'on veut parfaire ses connaissances, ou simplement y voir clair.

On se méfiera donc au plus haut point de tous les "experts" se répandant sur les forums (ou fori?) spécialisés où ils cherchent à imposer des définitions rigides pour ensuite traquer les déviationnistes avec le même enthousiasme que les inquisiteurs traquaient les hérétiques.

Aujourd'hui, il n'est de toute façon pas courant de trouver des chaussures en cousu norvégien -- également appelé "goiser" (et non "goyser", comme on l'écrit aux Etats Unis) en Europe Centrale. Seule la célèbre marque Paraboot (française, malgré son nom) l'utilise couramment sur les modèles de son excellente collection "Outdoor".

Cousu norvégien, ou goiser?
On veillera à ne pas confondre le véritable cousu norvégien avec de simples chaussures cousues Blake sur lesquelles ont été ajoutées des coutures purement décoratives, souvent tressées, que certains fabricants, notamment italiens, affectionnent particulièrement (ils parlent alors de "norvegese"). Ces coutures n'ont aucune utilité, et ne doivent donc pas servir de prétexte à une augmentation de prix.

On notera aussi que les anglais utilisent souvent ce même terme "Norwegian" pour désigner un modèle de chaussure qu'on appelle, en France, le derby "chasse", c'est à dire avec plateau, deux coutures sur la trépointe, et couture sur la pointe avant.

La dernière technique, sans doute la moins connue, est celle qui représente, selon certains amateurs, le summum de la technique bottière: le cousu goiser.

Détail de la construction goiser
En fait, le goiser est très proche du cousu norvégien, mais utilise toujours une trépointe, alors qu'elle est optionnelle pour le norvégien. Sur la chaussure ci-contre, due à un maître bottier hongrois inconnu, on voit clairement les différents composants du cousu goiser: partant de la tige, on trouve d'abord le bord supérieur de la trépointe; la couture qui fixe celle-ci à la tige et à la semelle intérieure; puis  la couture principale qui fixe la trépointe sur le dessus de la semelle, qui est ici marquée de petites entailles à l'emplacement de chaque point de couture. On remarquera, finalement, la deuxième semelle, qui renforce l'ensemble.

Nous sommes ici en présence d'une chaussure fabriquée à la main qui témoigne d'un travail très, très soigné, et dont la construction doit assurer une imperméabilité quasi-parfaite. Nous avons souvent tendance, nous qui vivons au 21ème siècle, qui marchons peu et dont le mode de vie nous confronte peu souvent aux éléments, à sous-estimer l'importance de ces aspects.

Le gentilhomme hongrois ou écossais qui devait encore, il y a moins d'un siècle, affronter boue, neige et pluie lors de ses déplacements quotidiens, que ce soit à cheval ou à pied, dans des rues qui ne connaissaient pas toujours le tout à l'égout, et dans un monde qui ne connaissait pas encore le réchauffement terrestre, y portait au contraire une très grande attention car, pour lui, une chaussure qui prenait l'eau signifiait des heures d'inconfort.

On peut également noter, arrivé à ce stade,  qu'il n'y a pas qu'un seul cousu goiser -- ce serait trop simple. Attila Cipo, un autre bottier hongrois, en utilise par exemple une variante à trois coutures parallèles (verticale, horizontale et oblique, bien visibles sur cette photo) sur ses modèles traditionnels. Mais on atteint là les limites du genre, car trois coutures au niveau de la trépointe vont vite créer une masse difforme, au fur et à mesure que s'y accumuleront saletés, cirage et graisse, et pénaliseront vite l'esthétique de l'ensemble.

Une note finale: d'où vient le nom de ce cousu goiser?

Sevan Minasian, collectionneur et trader extraordinaire de chaussures vintage, explique qu'il nous vient d'une localité autrichienne, Bad Goisern, dans la région du Salzkammergut, au sud-est de Salzbourg, où il aurait été inventé par un bottier qui trouvait que ses bottes de marche n'étaient ni assez solides, ni assez étanches.

Il est en tout cas assez remarquable qu'une région reculée, située dans une zone de montagne pas particulièrement connue pour la fabrication de chaussures, ait donné son nom à une technique de fabrication qui n'a toujours pas été dépassée en matière de qualité. Elle est devenue rare, car lente et complexe à réaliser, et donc chère pour les bourses contemporaines: un montage goiser, par exemple, peut exiger environ 800 points de couture et plusieurs jours de travail.

Cela témoigne aussi de ce que, à travers l'Europe, les artisans arrivent souvent à des solutions similaires lorsqu'il sont confrontés à un même problème -- dans ce cas, comment garder le pied au sec avant qu'un n'invente le caoutchouc. Norvégien, goiser, ou veldtschoen, même combat?


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